Burning Days (“Jours de fournaise”), le nouveau long-métrage du réalisateur turc Emin Alper (Suspicions, Derrière la colline), emprunte autant au genre du western rural qu’à celui du thriller politique. Il a été tourné dans un décor rarement vu à l’écran: la très conservatrice et nationaliste région de Konya, dont est originaire le cinéaste. Elle est située dans le centre de la Turquie, et est reconnaissable à ses paysages creusés de profondes dolines.
Ces cratères impressionnants atteignent parfois plusieurs mètres de profondeur et des centaines de mètres de diamètre. Ils apparaissent subitement quand l’effondrement de sédiments de surface vient révéler des cavités formées par la dissolution de roches calcaires sous-jacentes. Les dolines se multiplient ces dernières années sous l’effet d’une sécheresse intense et d’une surexploitation des nappes phréatiques.
Dans Burning Days, ces dolines deviennent la métaphore du terrain miné sur lequel va devoir évoluer l’inflexible Emre (Selahattin Pasali). Jeune procureur venu de la ville, il débarque dans un village reculé d’Anatolie, gangrené par le népotisme, la corruption et la violence. Inutile de dire que les notables locaux accueillent fraîchement ses tentatives de rappel à la loi.
Critique politique et sujets tabous
Le film est sorti le 9décembre dernier en Turquie, plusieurs mois après avoir été projeté au Festival de Cannes, dans la section Un certain regard. “C’est à la fois le meilleur film d’Emin Alper et le film le plus politique qui ait été produit par le cinéma turc ces dernières années”, a applaudi le média en ligne Ileri Haber. Dans certains dialogues, le réalisateur fait indirectement référence au règne islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, président depuis 2014.
Difficile de ne pas voir dans les dolines et le destin du procureur Emre une métaphore de la Turquie actuelle – encore plus après le double séisme meurtrier survenu le 6février et à un mois d’une présidentielle qui s’annonce disputée. Pourtant, la critique politique d’Emin Alper “reste allégorique, le personnage du maire comme son entourage, qui ont un penchant pour la boisson, ne sont ainsi absolument pas dépeints comme des religieux ou des conservateurs”, fait observer Ileri Haber.
S’il ne s’attaque pas à la religion, le film aborde une multitude de questions, de l’écologie aux droits des femmes, de la chasse au port d’arme, du patriarcat aux rapports homoérotiques qu’entretiennent certains de ses personnages. Bien qu’elle ne soit pas traitée de manière directe, l’homosexualité de plusieurs personnages a fait scandale dans un pays où le sujet est tabou sur les écrans. L’omerta est telle que, par le passé, la puissante plateforme de streaming Netflix a dû annuler une de ses séries et modifier le scénario d’une autre pour obtenir des autorisations de tournage et de diffusion.
Un réalisateur aux multiples combats
Sans tomber dans la caricature, le réalisateur s’emploie à construire des personnages complexes. “Alper est attentif à la profondeur psychologique de ses personnages, incarnés par des acteurs dont il parvient à tirer le meilleur”, considère le quotidien Haber Türk, qui salue la performance de Selahattin Pasali, l’interprète du procureur Emre, récompensé lors des festivals turcs d’Antalya et d’Ankara par les prix du meilleur acteur.
Réalisateur très politisé, Emin Alper a notamment prononcé en janvier dernier un discours d’hommage et de revendication lors du 16e anniversaire du meurtre de Hrant Dink, un journaliste turc d’origine arménienne. Un assassinat dont les commanditaires n’ont pas été inquiétés par la justice. Sur les marches du Festival de Cannes, en mai 2022, il s’était fait photographier avec l’équipe du film et des pancartes demandant la libération d’une des productrices du film, Cigdem Mater, condamnée en avril dernier à dix-huitans de prison. Elle était accusée avec d’autres d’avoir “organisé et financé” la mobilisation du parc de Gezi en 2013, qui avait fait vaciller le gouvernement d’Erdogan, alors encore Premier ministre.
Contre l’idéologie du parti au pouvoir
Dans un tel contexte, la sortie en Turquie de Burning Days ne s’est pas faite sans heurts. Fin 2022, le ministère de la Culture a annoncé retirer les subventions accordées au film et demander leur remboursement avec intérêts. Un coup dur pour le réalisateur, accusé d’avoir modifié son scénario après qu’il eut été validé par les autorités. “Nous avons refusé de nous autocensurer et nous avons informé les autorités de nos modifications, elles n’y ont pas vu de problème jusqu’à ce qu’une partie de la presse et des trolls fascisants nous prennent pour cible”, se défend le réalisateur dans un entretien accordé au magazine Bir Arti Bir.
Avec son dernier film, Emin Alper, déjà l’un des réalisateurs turcs les plus célébrés du moment, s’impose aussi comme le plus politisé d’entre eux face aux tentatives du gouvernement islamo-nationaliste de censurer et d’orienter la culture. “Cela fait des années que le pouvoir investit la télévision, tente d’y imposer son hégémonie culturelle et il réussit en partie, notamment avec le succès de séries historiques héroïques sur TRT [la principale chaîne publique], mais dans le cinéma, malgré tout l’argent déversé sur le secteur, il ne parvient pas encore à produire des films de qualité qui soutiennent son idéologie”, souligne encore le réalisateur.
Courrier international est partenaire de ce film.